Cité d’Astrub, par une fraîche nuit d’hiver. Bien que l’heure soit déjà très avancée, la taverne bruissait encore d’activités, ragots et saoulards en goguette. Cité d’Astrub, cité de la fange de ce monde, où se tramaient peut être plus de complots en une journée que Brakmar n’en connaît en un mois. Petite ou grande trahison, médiocre aventure ou coup du siècle, chacun venait traiter ses affaires au tour d’une ou deux bières.
La femme qui venait de rejoindre un inconnu à la table du fond n’attira pas plus d’un regard sur son passage malgré la longue cape à capuche qui la masquait. Chacun ici était plus ou moins habitué à se dissimuler. Cette femme, sacrieuse à en juger les marques ornant ses mains et son yeux vides, attendit que le serveur déposa les deux chopines commandées par son interlocuteur et rentra dans le vif du sujet.
- Alors comme ça vous voulez en apprendre plus sur une certaine sacrieuse ? Hum, vous savez les risques que vous prenez ? La plupart des curieux n’ont jamais fait de vieux os… Alors toujours aussi intéressé ?
L’homme opina du chef.
- Comme vous voudrez, ça n’est pas à moi qu’elle ira s’en prendre après tout, nous nous connaissons trop bien et puis, d’un côté, elle aime bien que je terrorise les gens avec ses histoires…
Bref, notre sujet principal donc, l’histoire de Khyrra commence en Apérirel 606, dans un coin paumé d’Amakna, de parents sacrieurs. A vrai dire, son existence en elle-même relève d’un petit miracle, seules les suppliques du couple à Sacrieur afin qu’elle leur accorde un enfant eurent l’effet d’attendrir le cœur de la déesse. A moins que celle-ci n’ait eu d’autres desseins que seul un profond désespoir pousserait à accepter le pacte. Sacrieur donna deux filles à ces chasseurs, l’aînée destinée à mener une vie normale, mais la cadette devant lui revenir lorsqu’elle la réclamerait. Khyrra naquit donc un soir d’Apériel, rejointe trois ans plus tard par sa sœur, Tayuuya. Mais quelle mère peut sacrifier son enfant aux bons plaisirs d’une puissance supérieure ? La vengeance de Sacrieur ne tarda pas ; pendant neuf longues années les deux sœurs virent leur mère dépérir puis agoniser sous la malédiction de la déesse. Leur père, ivre de chagrin et sous prétexte de nourrir sa famille, rejoignit l’armée de Brakmar et fut emporté par la guerre l’année suivante.
Khyrra se retrouva donc seule avec sa jeune sœur, se débrouillant avec peu pour survivre. Les années passèrent et Khyrra finit par quitter le domicile familial pour gagner sa vie à Astrub et courir l’aventure, mais revenant régulièrement à Amakna pour s’occuper de sa sœur laissée aux bons soins des voisins. Ces années de galère développèrent en elle une haine profonde pour sa déesse et un goût prononcé pour le combat et l’argent facile. Contrairement à Tayuuya, très portée sur le mystique et le social, Khyrra était devenue une guerrière plus prompte à faire couler le sang qu’à la diplomatie.
La femme s’interrompit, laissant son interlocuteur digérer ces premières informations, au demeurant bien peu utiles.
- Khyrra finit par rencontrer un iop à Astrub, un dénommé Eorhlinghas, qui réussit à l’entraîner au service de Brakmar. Couple maudit que ces deux-là, entre la sacrieuse sanguinaire et le iop brutal, ils trouvèrent rapidement leur place dans la cité sombre. Ils se marièrent et eurent même un fils, Cyric. Pourtant leur amour commença à se fissurer, chacun accusant l’autre de l’avoir trompé et trahi, jusqu’à ce que le iop disparaisse avec l’enfant. Khyrra en conçut une haine mortelle, ne rêvant plus que de vengeance lentement savourée. Haine d’autant plus galvanisée lorsqu’elle apprendra quelques années plus tard que son fils s’était fait tuer et vampiriser lors d’une ses fugues à sa recherche. Dès lors, la sacrieuse n’a eu d’autre but que d’exterminer le père et le fils, le premier pour n’avoir su protéger un enfant dont elle-même ne s’était guère inquiétée pendant des mois, et le second pour éliminer le monstre qu’il était devenu. Cette haine mettra des années à disparaître et il faudra bien des efforts à Eorhlinghas pour regagner le cœur de cette furie.
Mais je m’emballe là… Vers 630, Khyrra fut effacée des rôles de l’armée brakmarienne. Il se dit qu’elle aurait assassiné son supérieur et qu’elle fut pourchassée pour cette trahison. Puis elle disparut pendant plusieurs années. En réalité, elle avait trouvé refuge dans un clan de mercenaires hors-la-loi, discrets mais efficaces, connus sous le nom d’Erinyes. Elle-même changea d’identité selon les règles du groupe et devint Herebe. Une femme changée, oubliant ses vieux démons, pour quelques temps au moins, car rien ne dure. Tout chavira sur une unique mission, une trahison pour une lutte de pouvoir. Ce jour-là, elle perdit son premier apprenti et son mentor et connut la torture dans les geôles de Bonta. Seule l’intervention complètement folle de LiiYa, autre Erinyes, guidée par Eorh et Cyric, devait lui éviter la potence.
Quoiqu’on en dise, Khyrra n’aime pas tuer sans raison, mais elle est prompte à se trouver les meilleures justifications si cela peut servir ses desseins. Il faut faire partir du cercle de ses proches pour obtenir sa considération et sa confiance, alors elle sait se montrer d’une honnêteté et d’un dévouement déconcertant pour qui ne la connaît pas. Mais passez de l’autre côté de la barrière… et vous aurez un fauve manipulateur et calculateur, obstiné jusqu’à la mort, et qui saura mettre à contribution tout son savoir en matière d’art de vivre brakmarien pour vous faire cracher les informations qu’elle recherche, ou votre vie. Khyrra est un peu à l’image de l’eau qu’elle maîtrise, calme et paisible mais aussi fougueuse et destructrice. Le traître reçut pour récompense une fin expéditive.
La suite est plus connue : la sacrieuse prit la tête du clan et passa un accord avec Allister pour que ses membres n’aient plus à vivre dans la clandestinité. Mais là aussi, les choses tournèrent mal et les Erinyes se dispersèrent lorsque Khyrra décida qu’une vie misérable au service d’un roi bouffi ne valait pas leur honneur et leur liberté.
Amère, elle rassembla quelques fidèles pour continuer leurs activités en marge de la société, sous le nom de Lames Aphya. On dit même qu’elle aurait renoué avec son ancien amour et qu’elle aurait eu une fille, bien que sa paternité ne soit pas établie… Khyrra collectionne les hommes comme les armes…
Et soudainement, elle disparut de la circulation pendant plus de deux années, rien, aucune trace. On la disait partie pour une destination inconnue ou enfin assagie et retirée dans un coin perdu. D’autres espéraient même qu’on lui ait enfin réglé son compte. Mais soudain, on dit l’avoir aperçue ici ou là, et toutes les passions se ravivent. Au fond, tout le monde se fout de la vérité, pourtant, moi je la connais.
Elle baissa la voix, comme si ce secret devait le rester.
- La vérité, c’est qu’au final Khyrra a réellement irrité Sacrieur au point que celle-ci ne la maudisse à son tour. Et que pour échapper à cette déchéance, elle s’est plongée une dague dans son cœur noir.
L’homme marqua un temps d’arrêt, incrédule, puis éclata de rire devant une telle absurdité.
- Et elle serait revenue d’entre les morts, comme ça ! A d’autres !
- Enfin, on raconte tellement de chose sur Khyrra… Certains ont même été jusqu’à inventer qu’elle serait une incarnation de Sacrieur venue réclamer sa part de sang frais ! Comme si les dieux s’intéressaient réellement au destin du commun des mortels ! Faut-il croire toutes ces foutaises ? Je vous en laisse seul juge…
Alors qu’elle faisait mine de vouloir quitter la table, l’homme l’arrêta en saisissant son poignet. La sacrieuse lui jeta un regard noir et lui fit lâcher prise d’un saccade.
- Comment ?
La sacrieuse sourit. Tous les curieux finissaient par arriver à cette question.
- Comment est-ce que je peux être aussi bien renseignée ? C’est évident pourtant…
Elle se pencha par-dessus la table, si proche du visage de l’homme qu’elle pouvait sentir son haleine avinée.
- Khyrra c’est moi…
Il y eut un éclat métallique, furtif dans la lumière des chandelles des lieux. L’homme ouvrit des yeux ronds, incapable de prononcer un mot de plus alors que la sacrieuse retirait son coutelât de chasse de son cœur, toujours souriante. Alors que les regards se tournaient vers eux, le sourire s’effaça pour laisser place à un masque dur, glacial, tout comme la voix qui reprit.
- Et je n’aime pas les fouineurs !
Sur ces paroles, les dernières qu’il devrait jamais entendre, l’homme rendit l’âme et s’affala sur la table. Khyrra balaya la salle du regard, faisant comprendre à tout à chacun qu’il ferait mieux de se replonger dans sa bière s’il ne voulait pas connaître une rapide déconvenue, puis elle repoussa le corps encore chaud qui roula à terre. Alors seulement, elle s’autorisa à descendre sa choppe de bière, en soupirant intérieurement.
- A ta santé vieux !
* Un de plus, ils commencent vraiment à devenir collants… Qu’est-ce qu’on a encore bien pu raconter sur moi que je ne mérite vraiment ?Et ils se rapprochent un peu trop d’Amakna à mon goût, il va falloir que je les attire ailleurs pendant quelques temps, ça devient trop dangereux. Mais où ? *
Tout en réfléchissant, elle laissa son esprit vagabonder, en gardant tout de même une oreille sur ce qu’il se disait en salle. Jusqu’à ce qu’une conversation relève son attention. Une tablée de jeunes aventuriers discourait de la possibilité de faire fortune maintenant que la voie maritime vers Frigost était rouverte et des organisations qui s’y étaient déjà crées.
* Allons bon, encore un territoire où on se gèle les miches pour pas grand-chose. Et encore des guignoles assez barges pour se prétendre mercenaires au service du peuple, pfff. On le connaît le peuple, dès que le vent tournera, il voudra les pendre ses mercenaires. Ou alors ils vont encore finir par se bouffer entre eux, comme toujours… Perte de temps, d’argent et de vie, je n’ai jamais si bien vécu que depuis que je ne le suis plus. Quoique… comme écran de fumée, ça pourrait être pas mal… Au final, ça n’engage à rien de jouer quelques temps à l’aventurière en quête de quelques kamas. Et puis, un mercenaire, ça reste un homme, et donc sacrifiable. Oui, ça n’est pas une si mauvaise idée.*
Khyrra se leva et jeta une petite bourse rebondie au patron, pour le ménage. Ca ne coutait rien d’entretenir quelques bonnes relations… Puis elle sortit dans la ruelle sombre d’un pas léger. Après tout, la soirée n’avait pas été si mauvaise.